



Le titre Deep Speech
joue avec la notion de deep ecology, écologie profonde : c'est-à-dire la
pensée écologique reconnaissant au vivant une valeur, une finalité et des besoins
intrinsèques au-delà de l’humain. Avec l’ajout du mot speech (discours),
l’exposition explore des démarches artistiques que l’on pourrait définir de parole
profonde ; elle questionne la place du non-humain dans les dispositifs
d'énonciation ; elle aborde les processus de traduction ou de dialogue
inter-espèces à travers le travail de trois artistes de différents horizons culturels et
disciplinaires : Catherine Clover, Maëva Longvert et Oussama Tabti. Dans son texte
Réanimer la nature, l’écoféministe australienne Val Plumwood énonce un projet
qui restera au centre de plusieurs débats et pratiques contemporains, engagés dans un
questionnement radical des façons dont la relation entre les êtres humains et le vivant
ont été forgées en occident :
Il s’agit de ré-animer le monde, de nous
remodeler nous-mêmes, afin de devenir les membres d’une communauté écologique […] en
acceptant de voir comme une agentivité créatrice non humaine ce qui est trop souvent
présenté comme un hasard dénué de sens. Nous pourrons ainsi entendre les sons comme
des voix, percevoir les mouvements comme des actes, l’adaptation comme une
intelligence et un dialogue, la coïncidence et le chaos comme la créativité de la
matière. 1
L’objectif de
ce projet est de démanteler un des récits les plus puissants de la pensée occidentale :
celui de l’Homme comme maître de la nature. Il s’agit, en suivant Plumwood, de
déconstruire un humano-centrisme basé sur l’illusion d’autonomie et sur des narrations
qui nous rendent « insensibles aux limites, aux dépendances et aux interconnexions de
type non humain ».2 Il s’agit de cultiver les relations, les implications,
les interdépendances, de « renouer avec tel ou tel milieu et avec les êtres qui
l’habitent »3 pour se rappeler que « nous sommes déjà écologiques
»4 et que « les humains sont non ‘dans la nature’ mais de la nature,
comme tous les autres êtres ».5 Il s’agit, donc, de déconstruire un des
piliers de la pensée moderne — le dualisme culture/nature, basé à son tour sur une
opposition encore plus profonde entre matière et esprit — pour reconnaître, d’un côté,
que le vivant est doté d’agentivité, de sensibilité et d’intentionnalité et, de l’autre,
que l’espèce humaine est toujours prise dans des enchevêtrements symbiotiques avec la
nature.
Deep Speech. Dialogues inter-espèces propose de poser un
regard et une oreille sur ces efforts de penser (et d’agir) autrement à travers le
prisme du langage, de la parole et des pratiques vocales. Depuis la Grèce antique, la
pensée occidentale a fondé la spécificité de l’espèce humaine sur l’esprit et le
langage. Aristote définit l’Homme comme zoôn politikôn — animal politique —
et zoôn logôn echôn — animal possédant le langage — en posant les
prémisses pour l’une des fondations de l’anthropocentrisme et des rapports de
dominations que l’espèce humaine a imposé aux autres : la possibilité de prendre la
parole et donc de se constituer comme sujet politique en accédant à la communauté et à
la vie commune. Mais si l’on considérait les espèces non humaines comme des animaux
politiques prenant la parole ? Si on écoutait le vivant, même dans ses silences ? Si on
prêtait une oreille attentive à son discours pour sortir du monologue humain et ouvrir
des cadres de dialogues ? Il s’agirait de réactiver notre sensibilité, d’imaginer
d’autres possibles, de transformer nos relations au monde, de « devenir capable
d’accorder de l’attention »6 ou tout simplement d’introduire « une
culture de la sympoièse, des créations de sensibilités et de rapports entre humains et
non humains que génèrent ces sensibilités ».7 Il s’agirait, comme Donna
Haraway le propose, de faire avec, devenir avec, composer avec, s’accorder avec
; d’élargir le champ des relations sociales au-delà de l’humain pour fonder des
nouvelles assemblées et assemblages avec les autres espèces vivantes, le règne minéral
et les artefacts technologiques.8
C’est précisément en tendant
son oreille au chant d’un merle qui la réveille un matin que la philosophe Vinciane
Despret commence à écrire son livre Habiter en oiseau. Despret propose de
désapprendre nos façons d’imaginer les territoires pour les repenser comme des
partitions, des compositions polyphoniques, des milieux à habiter (à
co-habiter) plutôt qu’à posséder, à partir des manières de vivre des oiseaux. Pour elle,
il s’agit moins d’analyser les comportements des oiseaux que d’apprendre d’eux, de leur
demander « de nous ouvrir l’imagination à d’autres façons de penser, … de rendre
perceptible l’effet de certains types d’attention ».9 Peut-être d’apprendre à
se taire, d’interrompre l’anthropocacophonie, pour se coordonner et composer
avec eux.
De la même façon, les projets de Catherine Clover, Maëva Longvert
et Oussama Tabti pour Deep Speech ne posent pas un regard scientifique sur la
communication animale mais nous invitent à nous interroger à partir des oiseaux, à nous
poser des questions, à imaginer d’autres relations avec eux et, à travers eux, avec le
monde. Dans la diversité de leurs démarches, les installations des artistes nous
suggèrent des manières de visualiser, actualiser, vocaliser et partager des échanges et
des liens entre êtres humains et oiseaux via la voix, la parole, le discours ou le
récit.
Extrait du texte critique d'Elena Biserna accessible ici en version intégrale
____________________________________
1.
Val Plumwood, Réanimer la nature. Paris : PUF, 2020, 59.
2. Ibid.
32-33.
3. Isabelle Stengers, Résister au désastre.
Marseille : Éditions Wildproject, 2019, 46.
4. Timothy Morton, Être
écologique. Zulma, 2021.
5. Isabelle Stengers, Résister au
désastre, 47.
6. Vinciane Despret, Habiter en oiseau.
Arles : Actes Sud, 2019, 15.
7. Isabelle Stengers, Résister au
désastre, 43.
8. Donna Haraway, Vivre avec le trouble.
Vaulx-en-Velin : Les éditions des mondes à faire, 2020.
9. Vinciane
Despret, Habiter en oiseau, 154.
Du 6 avril au 5
mai 2024
à la Chapelle Venel
27 rue Venel
13100
Aix-en-Provence
Horaires d'ouverture : du mercredi au dimanche de
15h à 19h
Visites guidées : du mercredi au samedi de 10h30 à 18h sur
réservation par mail
iris.malnou@lab-gamerz.com
Vernissage,
6 avril, 15h
16h00 EN VOL, atelier de Maëva Longvert
18h00
Activation collective de Wallcreeper de Catherine
Clover
Le vernissage de l’exposition
est conçu comme un moment de convivialité, de réflexion mais également d’ouverture et de
collaboration.
En après-midi, entre 16h et 18h, Maëva Longvert anime un atelier ouvert
à toutes et tous dans le jardin de la Chapelle Venel pour co-produire collectivement une
partie de son installation et recueillir des histoires et des récits d’envol qui seront
ensuite intégrés à son installation.
A 18h, le public est invité à participer à une
activation collective du projet de Catherine Clover en formant une chorale improvisée médiée
et guidée par l’artiste.
L’atelier EN VOL est
accessible sous réservation.
Merci de nous contacter à l’adresse mail suivante : iris.malnou@lab-gamerz.com.
Une programmation imaginée et produite par LABgamerz dans le cadre de la
Biennale d’Aix
Avec le soutien du Flanders Arts Institute, la Maison de la musique
contemporaine et The Arab Fund for Arts and Culture - AFAC
En partenariat avec le GMEM
— Centre national de création musicale, le Centre Wallonie Bruxelles — Biennale NOVA_XX,
l’ESAAix-École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, Actes Sud, Hexalab, π-node, Paysage
endormi et Librairie Lagon Noir.